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Le Temps.... Aux Temps du Coronavirus

En ces temps troubles et troublés, j'engage une réflexion sur la manière dont les dimensions structurantes de nos vies sont ou seront transformées. Je mélange mon regard de sociologue avec une exploration à la fois personnelle mais aussi plus philosophique.

Le Temps

Marie-Laure Salles

« Souviens-toi que le temps, c’est de l’argent. Celui qui, pouvant gagner dix shillings par jour en travaillant, se promène ou reste dans sa chambre à paresser la moitié du temps, bien que ses plaisirs, que sa paresse, ne lui coûtent que six pence, celui-là ne doit pas se borner à compter cette seule dépense. Il a dépensé en outre, jeté plutôt, cinq autres shillings. » Benjamin Franklin, 1748, Conseils à un Jeune Artisan.

Le temps ne doit pas se perdre… Il doit se compter, se gérer, se gagner, être efficace et productif. Comme le résumait simplement Benjamin Franklin, tout à la fois inventeur du paratonnerre et Père Fondateur des Etats-Unis, « le temps c’est de l’argent ». Cette logique, c’était celle du monde d’hier, monde qu’un organisme invisible et destructeur au nom presque poétique remet en cause de manière aussi profonde qu’inattendue.

Le temps linéaire, divisé, structuré, contrôlé, maîtrisé mais aussi imposé est l’une des structures fondamentales de la modernité. Il en est de fait une institution constituante et performative. Une fois n’est pas coutume, ce jargon sociologique est éclairant. Le temps est une institution – c’est-à-dire qu’il est un construit social. Nous, espèce humaine, avons construit le temps comme nous avons construit d’autres institutions – la famille, la religion, l’état, l’école, la prison, l’entreprise. Cette institution est constituante de la modernité, au sens où cette dernière est impensable sans ce processus historique de normalisation, de maîtrise et de structure du temps. Et elle en est performative car elle fait advenir, de par son existence même, cette modernité qu’elle constitue. Le mécanisme est simple mais puissant. Dans sa forme institutionnelle actuelle, le temps nous produit, nous réforme, nous transforme en femmes et hommes de la modernité – une modernité que nous actons et subissons tout en même temps, que nous portons mais qui nous porte tout autant sans que nous en prenions toujours conscience. Le temps, indubitablement, est un puissant « mécanisme civilisationnel » comme l’a montré Norbert Elias (Elias 1996). La notion de « civilisation » est à entendre au sens étymologique de « faire cité », « faire société ». Il s’agit d’un processus de construction du social, de contrôle et de gouvernement de l’individu par l’intermédiaire de cette construction du social, sans présumer ici d’un progrès ou d’une quelconque projection de supériorité.


Le temps, donc, n’est pas un absolu. Et « notre » temps, celui de la modernité, est une conceptualisation singulière qui s’est imposée progressivement et ressort d’un processus historique de construction sociale sur la longue durée. Cette conceptualisation très singulière oriente et structure nos systèmes, pratiques et modalités de faire et régule nos usages et façons d’être. Le temps est donc un mode de gouvernement des conduites au sens où l’entendait Michel Foucault (Foucault 1979). Ce mode de gouvernement se matérialise par un dispositif composite croisant discours, normes et valeurs, pratiques et technologies. La puissance d’une institution se mesure à sa « transparence », à son « invisibilité ». Le temps de la modernité nous était devenu naturel et transparent. Il s’imposait comme une « forme a priori » de notre action, de notre être, de nos interactions. Une forme qui ne se discutait pas, ou si peu, une forme qui ne se (re)connaissait pas. Le temps moderne, en d’autres termes, était devenu à la fois invisible et structurant, impensable et inéluctable. Jusqu’au jour où la diffusion rapide d’un virus inconnu remet en cause et par là même dévoile ce marionnettiste tout-puissant qui jusqu’alors opérait dans l’ombre.


La longue marche vers le temps de la modernité commence avec l’identification et la formalisation de cycles et de régularités naturels. Ces régularités sont mesurées, formalisées et institutionnalisées par l’intermédiaire de technologies comme le cadran solaire, la clepsydre, le sablier ou le calendrier. Un ancêtre du cadran solaire, le gnomon des Babyloniens, est mentionné pour la première fois par Hérodote vers 450 av. J.C. Le calendrier Julien qui structure toujours le rythme de nos vies est introduit par Jules César en 46 av. J.C. Ce calendrier invente et impose une année découpée en douze mois de plus ou moins trente jours. La petite histoire nous dit que César aurait été inspiré par les astronomes égyptiens que lui avait présentés sa maîtresse, Cléopâtre. « Si le nez de Cléopâtre eut été plus court, toute la face du monde aurait changé » soulignait déjà Pascal en 1670. La petite histoire enrichit souvent la grande en soulignant le caractère aléatoire de certaines bifurcations structurantes ! Une étape est ensuite franchie avec l’invention de l’horloge mécanique au 14ème siècle. Dans un premier temps, l’église s’est appropriée cette technologie pour rythmer le temps de ses communautés monastiques. Mais les cloches et leur scansion impérieuse imposent un temps homogène et cadencé bien au-delà des murs du couvent et de l’église, dans toutes les dimensions et dans tous les lieux du monde laïc. La journée du paysan comme celle du citadin n’est plus réglée par le rythme changeant et naturel du soleil et des saisons mais par le son des cloches et la structure régulière d’un temps humain, construit et arbitraire. L’être humain crée ainsi une technologie puissante – le temps mesuré et structuré – qui va progressivement transformer sa vie et son identité même. Nous ne dormons pas quand nous sommes fatigués, nous ne mangeons pas quand nous avons faim – mais quand la technologie du moment qui mesure le temps (cloche, horloge, téléphone portable) nous rappelle qu’il est l’heure. Pensant maîtriser le temps nous en avons fait notre maître le plus puissant. Nous avons été et serons probablement toujours notre propre Frankenstein (Shelley 1818 [2009]).


C’est alors que tout s’accélère – y compris l’accélération elle-même (Rosa 2010). Cette accélération est multi-dimensionnelle. Elle est technologique bien sûr. Les moyens à notre disposition pour découper, mesurer et imposer le temps sont de plus en plus nombreux et sophistiqués. Et surtout, aux technologies fixes et lourdes comme la cloche et l’horloge viennent bientôt s’ajouter des technologies plus légères et mobiles. La montre à gousset permettait à chacun d’emporter cet outil essentiel de contrôle que représente le temps – mais aussi les contraintes qu’il impose en retour. Nous pensions posséder le temps en l’emportant ainsi partout avec nous. Mais en l’occurrence c’était le meilleur moyen pour que le temps en arrive à nous posséder. « Lorsqu’ils vous offrent une montre » nous dit Julio Cortazar « la montre n’est pas le cadeau, vous êtes le cadeau pour la montre » (Cortazar 1962[1977]). On peut voir un parallèle ici avec le double rôle de nos téléphones portables – la mobilité de l’information et de la connexion est à la fois un outil très puissant de maîtrise sur le monde et une contrainte suffocante que le monde exerce sur nous en retour.


Pourtant l’accélération technologique est contingente – elle n’est pensable, elle n’est possible que dans un contexte politique et idéologique très particulier. Les sociétés pré-modernes et traditionnelles, sont des sociétés structurellement immobiles qui valorisent la stabilité et la continuité, l’immobilisme et l’éternel retour. Sans la double révolution idéologique et politique des Lumières, la modernité et son accélération caractéristique auraient été tout simplement impensables, impossibles. Edmund Burke, ardent défenseur d’un monde immobile sous l’autorité tutélaire et intouchable de l’Histoire et de la Tradition, en était convaincu. Dénonçant les français (et leur révolution) comme « les plus habiles architectes de destruction qui aient jusqu’à présent existé dans le monde », il soulignait aussi que « la cabale littéraire avait élaboré il y a un certain nombre d’années quelque chose comme un plan de campagne en vue de (cette) destruction de la religion chrétienne » (Burke 1790). En d’autres termes, sans le mouvement intellectuel et idéologique des Lumières (qui lui-même est impensable sans la réforme protestante), pas de révolution politique et sociale, pas de « destruction des fondements de la Monarchie, de l’Eglise, de la Noblesse, des Lois » et donc du monde immobile d’hier (Burke 1790). Dans ce choc des mondes, les modernes portent la conviction « que les hommes ont le droit de se construire un monde différent de celui dont ils ont hérité » (Sternhell 2006 : 52). Comme l’affirmait Tocqueville, c’est en observant la société d’ancien régime, cette société bloquée, immobile, sans avenir que les hommes des Lumières « étaient naturellement conduits à vouloir rebâtir la société de leur temps d’après un plan entièrement nouveau que chacun d’entre eux traçait à la seule lumière de sa raison » (Tocqueville 1856 [1952] : 193-95).


C’est alors que l’accélération du temps prend tout son sens. La modernité est l’enfant des Lumières et elle implique, elle impose le mouvement, le changement radical et permanent. Dans son impérieuse injonction, le temps moderne est justifié, légitimé par une utopie, une idéologie – celle du progrès, d’un devenir, d’un a(d)venir meilleur. L’idée de mouvement, d’une accélération productive qui nous arrache à l’immobilisme et à l’obscurité et nous emporte, parfois de force et avec violence, vers le « progrès » est au cœur de la conceptualisation du temps de la modernité. Au moyen-âge, l’église et la religion avaient été les acteurs principaux de la formalisation et de la structuration du temps. L’objectif était, ce faisant, d’imposer régularité et éternel retour, immobilité et contrôle afin d’ancrer l’autorité tutélaire des institutions traditionnelles – la monarchie et l’église. Avec la modernité c’est la machine économique qui prend le relais – qu’elle soit contrôlée par l’état ou par des acteurs privés. Elle va mener tambour battant l’accélération temporelle. L’éthique protestante se mêle à l’esprit du capitalisme et, dans la formulation simple de Benjamin Franklin, elle devient le carburant idéologique de cette course échevelée. Le temps devient, comme le travail et le capital, une ressource au service d’une accélération productive sans précédent. Cette dernière est justifiée et légitimée par la promesse d’un progrès infini, d’un a(d)venir meilleur.


Le temps de la modernité est donc un temps Prométhéen. Un demi-dieu en mouvement qui porte le feu comme arme de sa toute-puissance – c’est ainsi qu’en 1907 Jean Delville représente Prométhée.



Prométhée, qui est à la fois Dieu et Homme (il s’agit bien là du terme genré) est en marche vers un avenir meilleur qu’il va lui-même construire. Son corps convoque l’image d’une masculinité hypertrophiée. Il porte le feu – cette arme qui symbolise à la fois la raison, la science et la technique. Cette marche, virile et armée, impose la lumière et fait reculer l’obscurité. Les sous-jacents sont clairs. Dans sa version Prométhéenne, l’homme armé de sa raison et de la science crée un monde meilleur et plus lumineux pour son espèce, envers et contre tous les obstacles, ceux qui émanent d’une immobilité et d’une obscurité traditionnelles comme ceux qui sont imposés par la nature. Le progrès est cette marche virile et armée – étymologiquement le terme vient du latin gradi (pas) et pro (en avant) et était souvent utilisé, dans sa version latine, pour parler d’une marche militaire de conquête.


Le temps Prométhéen est un temps linéaire, pressé, accéléré, sans fin. Un temps toujours en mouvement, en changement, un temps qui ne s’arrête jamais, un temps immortel – ou en tout cas qui se pense tel. Ce temps pressé justifie sa propre accélération par la quête d’une cible mouvante – le progrès, cette promesse qui toujours s’éloigne quand on s’en rapproche. Ce temps accéléré, bientôt essoufflé, mû par un sentiment d’urgence importante auto-proclamée, est de plus en plus découpé, saccadé. Cette division du temps est étroitement associée à sa mesure, de plus en plus systématique, de plus en plus précise. La logique qui veut qu’un temps découpé et mesuré soit le moyen d’une plus grande efficacité et productivité était déjà présente dans le raisonnement d’un Benjamin Franklin. Cette logique est commune, dans sa philosophie principielle, à l’éthique protestante et à l’esprit du capitalisme (Weber 1905[1964], Djelic 2005). Au début du 20ème siècle, Frederick Winslow Taylor nous faisait franchir un cap (Taylor 1911). Ses études de temps et mouvements étaient une étape importante vers une division systématique des tâches et une « organisation scientifique du travail » dont l’objectif premier était de réduire ou supprimer toute « perte de temps ». Nous sommes toujours, sans doute plus que jamais, dans une conceptualisation Taylorienne du temps – qui plus est pas seulement au travail mais de fait dans toutes les dimensions de nos vies. Dans ses fondements, le management est et reste un management scientifique au sens Taylorien du terme (Taylor 1911, Salles-Djelic 2019).



Or, le management est aujourd’hui une institution dominante et structurante et ce bien au-delà des murs de nos entreprises. Nous manageons absolument tout – nos entreprises, nos écoles, nos hôpitaux, nos services publics mais aussi nos conflits, notre vie personnelle, nos enfants, nos amours (Salles-Djelic 2019) ! Ce temps Prométhéen, divisé, mesuré, accéléré, habité par une utopie inatteignable est donc fondamentalement un temps du travail – un temps qui se doit de nier le loisir, le temps libre qui est redéfini comme vide, inutile, inefficace, gaspillé (Franklin 1748). Le négoce c’est la négation de l’otium latin, le neg-otium. L’otium latin était le temps riche de la libération des tâches matérielles et agricoles, ce temps qui permettait « la tranquillité des existences privées » selon Cicéron, mais aussi le temps social, politique, culturel et philosophique (André 1962). Le temps accéléré de la modernité, le temps Prométhéen doit logiquement détruire à terme tout espace dans lequel l’otium se risque encore. Les loisirs de nos enfants doivent être « utiles », les nôtres aussi d’ailleurs, l’éducation doit permettre l’employabilité, notre réseau social peut se construire, se manager afin qu’il serve au mieux nos intérêts. Le temps Prométhéen enfin, et peut-être en résumé, est un temps masculin – un temps du faire et de la projection extérieure, un temps du contrôle et de la maîtrise (supposés), un temps de la lutte et donc forcément des violences et dominations associées, un temps de la vitesse, de l’a(d)venir et du futur. Cette conception Prométhéenne du temps était il y a quelques semaines encore profondément ancrée dans nos structures, nos discours et même nos inconscients – un virus invisible vient remettre en cause, entre autres, les fondements temporels de notre monde.


Une première conséquence est la rupture complète de la linéarité du temps. Dans un monde redéfini par le coronavirus, il est devenu impossible de se projeter dans un futur autre qu’extrêmement proche. En réalité, la projection vers un futur long terme était depuis quelques temps déjà devenue impossible. Les crises environnementales, sociales et politiques qui secouaient nos sociétés rendaient un tel exercice de plus en plus compliqué. Mais nous pouvions continuer à y croire, ou en tout cas à faire comme si et à ne pas y réfléchir. Consciemment pour quelques-uns (Pinker 2018, Rösling 2018, McAfee 2019, Singularity University 2020) et inconsciemment pour la plupart nous pensions que notre machine prométhéenne aurait réponse à tout et imposerait un futur sinon radieux du moins compréhensible et en continuité avec ce que nous connaissions. L’illusion n’est plus de mise. La ligne du temps est interrompue. Le futur (au-delà de quelques jours) n’existe plus. Les seuls à pouvoir et à devoir se projeter au-delà de ces quelques jours sont les stratèges de la guerre en cours – les épidémiologistes qui comprennent la dynamique d’une telle pandémie et les responsables politiques qui se doivent d’organiser, en fonction de cette compréhension scientifique, le soutien logistique et économique nécessaire. Même ce futur-là reste pourtant un futur court terme. Le futur d’après est impensable sauf en fictionalité consciente. On a bien sûr toujours (et heureusement) le droit de rêver !


Dans un tel contexte, je reviens donc à un temps circulaire. Je redécouvre l’éternel retour du futur très proche. Je me lève sans projection autre que la journée à venir – les moments qui vont la scander, la rythmer. Là où mon agenda projetait une linéarité, un futur – mes prochains déplacements professionnels, des rendez-vous et déjeuners planifiés parfois trois mois à l’avance, un alignement de conférences, le suivi de projets structurés dans le temps, des vacances aussi, un déménagement – tout ou presque est annulé, suspendu, quelques fois simplement reporté dans l’affirmation d’une volonté optimiste, sans doute un peu irréaliste. Bien sûr cela ne veut pas dire que je n’ai plus rien à faire. Les points de rencontre cycliques et réguliers sont nombreux – séances de cours, réunions d’équipe, gestion de la transition, suivi de projets. Mais la temporalité de ces évènements est une temporalité de court terme. Elle peut d’ailleurs être remise en cause à chaque instant si mon interlocuteur ou moi tombons malade par exemple ou si nous sommes amenés à gérer une urgence pour nos proches. Tout se passe par l’intermédiaire de moyens de communication virtuels – Zoom est devenu notre meilleur ami ! Cette densité des points de rencontre virtuels semble parfois un peu artificielle – elle pourrait même faire penser à un sentiment de culpabilité, un désir de compenser, de remplir coûte que coûte cet agenda peau de chagrin. L’angoisse est double – économique et sociale bien sûr mais aussi existentielle. Si mon agenda se vide c’est peut-être que je ne sers plus à rien, avec toutes les conséquences que cela implique !



Ceci ne s’applique pas, bien sûr, à une partie de la population. Tous ceux qui sont sur la ligne de front, le personnel soignant au sens large, et tous ceux qui assurent le suivi logistique sans lequel nos sociétés s’effondreraient n’ont pas ce questionnement. Leur utilité n’a jamais été aussi claire, elle nous saute aux yeux, elle nous confond. Nous sommes peu habitués à l’héroïsme au quotidien. Ces femmes et ces hommes nous permettent de nous protéger parce qu’elles et ils s’exposent au danger. C’était aussi ce que faisaient les soldats dans les guerres plus classiques du 20ème siècle. Mais à la différence des soldats, les populations qui sont aujourd’hui sur les fronts médicaux et logistiques prennent le risque non seulement de s’exposer mais par transitivité d’exposer aussi tous ceux qui leur sont proches. Il est difficile d’exprimer combien ceci nous oblige. Il faut espérer que nous en nous souviendrons lorsque cette vague-là sera passée (il y aura bien sûr d’autres vagues…) et qu’il nous faudra inventer un futur nouveau. Souhaitons que cette prise de conscience nous conduise alors à repenser nos priorités sociales et économiques de manière vraiment radicale même si rien n’est moins sûr ! Mais revenons-en au temps. Au-delà de cette différence fondamentale sur la conviction d’utilité, il faut bien reconnaître que la projection sur le court terme et sur un temps plus circulaire que linéaire est la même pour tous. Ceux qui sont aux fronts sont peut-être encore plus dans une temporalité de court terme et sans projection, une temporalité de l’action immédiate. C’est sans doute d’ailleurs comme cela qu’ils peuvent tenir et accepter de rester aux fronts malgré les risques que cela implique pour eux-mêmes et pour leurs proches.


Notre projection temporelle n’est donc plus le futur – mais le présent. Plus perturbant encore, nous nous rendons compte que pour l’instant le futur n’existe pas, qu’il ne peut tout simplement pas se concevoir. Depuis quelques années, le monde professionnel bruissait d’appels à la « mindfulness » - au développement d’une capacité individuelle à se recentrer sur le moment, sur l’instant présent. Le constat était simple : happés par l’instant qui suit, par la linéarité accélérée de notre temps professionnel nous étions devenus incapables de vivre le moment et cela générait dysfonctionnements, syndromes d’épuisements professionnels et autres symptômes de mal-être qui rejaillissaient sur notre productivité. La croissance rapide d’une industrie du développement personnel autour de cette compétence perdue ou oubliée, en détournant une tradition millénaire associée au Bouddhisme, était encouragée par notre monde Prométhéen avec le seul objectif de nous rendre toujours plus performants et plus résilients (Karjalainen, Islam and Holm 2019). Il ne s’agissait pas d’une transformation radicale de notre projection temporelle mais d’un moment de respiration qui nous permettait de repartir encore plus vite et toujours plus fort dans nos trajectoires temporelles accélérées. Aux temps du coronavirus, je n’ai pas d’autre choix que de vivre aujourd’hui, maintenant, dans l’instant – et je vais devoir retrouver cette capacité à être là, fermement, solidement, entièrement dans le moment. C’est une capacité que nous avons, pour la plupart d’entre nous, perdue – voire jamais eue peut-être – sous l’effet de l’accélération temporelle. Ré-inventer cette capacité devient aujourd’hui une condition de notre survie. Vivre intensément et densément le moment présent est une manière puissante d’évacuer le caractère anxiogène d’un futur impensable donc inexistant. Il s’agit de vivre l’instant, comme le recommandait Jankelevitch, avec son je-ne-sais quoi et son presque rien, qui permettent de ne pas désespérer, d’oublier ce mystère que représente l’absence de futur (Jankelevitch 1957). La bonne nouvelle est que j’aime déjà cela – cet exercice compliqué qui consiste à me plonger dans l’instant en y imposant le même degré d’intensité quelle que soit la nature de cet instant ! Bien sûr, pour y arriver vraiment il faudra aussi apprendre à maîtriser la tyrannie d’une communication virtuelle permanente. Ceci est un autre défi en soi mais qui est complètement lié.


Un monde défini par le coronavirus fragilise notre projection temporelle d’une autre manière. La structure du temps n’est plus ni invisible, ni transparente. Elle apparaît dorénavant pour ce qu’elle est – arbitraire. Je prends conscience que mesurer et découper le temps comme je le faisais jusqu’alors n’a plus beaucoup de sens. Puisque tout se fait dans le même lieu, tout pourrait en principe se faire à n’importe quel moment et dans n’importe quelle séquence. Si je pousse la logique à l’extrême, je pourrais donc avoir toute liberté (ou presque) pour complètement réinventer mon être dans le temps. Je pourrais travailler la nuit, dormir l’après-midi, ne manger que lorsque j’ai faim. La séparation entre la semaine et le week-end me parait elle-même assez artificielle. Avant, il y a si longtemps déjà, le week-end était véritablement différent de la semaine. C’était à la fois le moment du lien familial et social et le moment où l’on pouvait enfin profiter d’être chez soi mais aussi dehors, dans des lieux non-habituels (ie. pas le travail, l’école, le métro ou la voiture). Aujourd’hui l’unité de lieu impose aussi une unité temporelle et rend en partie caduque ce découpage, cette différentiation. Etonnamment (ou pas) nous avons pourtant tendance à rester dans une épure temporelle assez proche de celle qui était la nôtre jusqu’alors. Je reste dans un séquençage assez classique de mes journées – sans remettre en cause l’heure à laquelle je me lève, le moment où je prends ma douche, les heures de repas ou les plages de temps pendant lesquelles je travaille. L’une des raisons à cela est bien sûr mon inscription continue dans une logique de temporalité organisationnelle – mes cours virtuels sont planifiés sur les mêmes créneaux que mes cours en présentiel, mes collègues s’attendent à ce que je sois disponible et réactive à peu près aux heures habituelles. Le nudging social et organisationnel est donc important (Thaler and Sunstein 2008). Mais il est clair que je choisis aussi de m’inscrire dans cette continuité temporelle parce que cela me rassure et parce que je manque peut-être d’imagination en la matière. Les nombreux échanges virtuels que je peux avoir me montrent que je ne suis pas la seule. Il semble même qu’il y ait presque une règle – plus les enfants sont jeunes et nombreux, plus l’épure temporelle classique va avoir tendance à être préservée. Si je suis seul(e) ou avec un(e) jeune adulte, il est beaucoup plus facile de faire quelques accrocs aux régularités temporelles. Une famille de trois enfants en âge d’être scolarisés va au contraire, en général, essayer de minimiser la discontinuité temporelle. Cela souligne, bien sûr, l’importance structurante du temps divisé et découpé, le rôle « civilisationnel » et de contrôle social qui est le sien. Faire société, c’est partager des structures temporelles stables. La désocialisation qui peut suivre des accidents importants de la vie (perte d’un emploi, de son lieu de vie, d’un être cher…) prend en partie la forme d’une déconnexion temporelle. Et cette déconnexion, lorsqu’elle dure trop longtemps, peut-être un obstacle, on le sait, à une ré-insertion professionnelle ou scolaire, et donc sociale. L’arbitraire, et donc la fragilité, de nos structures temporelles, de la manière dont nous divisons, mesurons et organisons le temps est clairement mis à nu par la crise actuelle. Nous allons néanmoins essayer de nous y accrocher car nous percevons bien que lâcher cette d’architecture d’auto-contrôle et de contrôle social pourrait avoir des conséquences vertigineuses.


Une autre évolution temporelle me laisse perplexe car elle est en partie contradictoire. D’un côté, l’unité de lieu fait que les frontières entre les temps différents – le temps du travail, de la famille, de l’entretien de la maison, de l’échange social (virtuel) sont de plus en plus fluides et poreux. D’un autre côté, me semble-t-il, de nombreuses injonctions à superposer les temps qui existaient dans ma vie d’avant semblent avoir disparu. Le télétravail était déjà un jeu d’équilibriste quand on avait des enfants scolarisés. Maintenant que tout le monde est à la maison en permanence la fluidité des temps devient très complexe à gérer. Ces temps différents s’interpellent, s’interpénètrent, doivent se négocier et se renégocier constamment. Est-il possible, dans ces conditions, d’avoir véritablement un temps « pur » - uniquement dédié au travail, à la famille, à l’ami, à soi-même ? Mon argument ici sera que c’était déjà fort compliqué dans le monde d’avant. La période que nous vivons, parce qu’elle nous plonge profondément dans la priorité du présent et de l’instant représente en fait une véritable opportunité pour apprendre à « tailler » dans le temps des moments rares mais forts d’intensité et de pureté – y compris autour de tâches qui nous semblaient jusqu’alors insignifiantes et que nous associons à un « temps perdu ». Mais pour arriver à cela, il faudra accepter un lâcher-prise et une inversion des priorités qui bouleverse profondément l’ordre du monde d’avant.


Dans le monde d’avant, les injonctions à superposer les temps étaient déjà très nombreuses. Les déplacements, par exemple étaient des moments où il semblait normal de faire plusieurs choses en parallèle. Je prenais le métro et je répondais à mes mails. J’attendais l’avion tout en préparant ma présentation pour la Conférence du lendemain. Les réunions aussi, reconnaissons-le, nous donnaient souvent envie de faire autre chose en même temps – nos mails, des messages, et pour les plus concentrés la préparation du prochain cours. Enfin, quand nous rentrions à la maison, nous devions préparer le dîner tout en surveillant les devoirs. Nous parlions à nos enfants tout en réfléchissant à la réponse que nous ferions tout à l’heure au mail qui venait d’arriver. Nous prenions un bain tout en lisant quelques pages de ce livre qui n’avançait pas. Nous écoutions la musique, ou plutôt nous l’entendions, tout en préparant nos affaires pour le lendemain. Aux temps du coronavirus, certaines de ces injonctions disparaissent et par endroits le mille-feuilles temporel semble en partie s’aplanir. Il y a peu encore, j’allais faire les courses en fin de journée, dans un détour rapide, en pensant à autre chose, entre le métro et la maison. Aujourd’hui aller faire les courses est devenu ma seule sortie autorisée. Et c’est une véritable expédition. Il faut se préparer et penser en conscience à chaque détail – enrouler l’écharpe car je n’ai pas de masque, mettre les gants avant même d’ouvrir la porte, prévoir de descendre la poubelle en même temps. Le chemin dans la rue est une course d’obstacles – il s’agit d’éviter d’être trop près de la personne qui arrive en face. Il faut donc être en vigilance permanente – ralentir, traverser la rue, s’écarter d’un mètre. A l’intérieur du magasin c’est encore pire – je réfléchis à chacun de mes gestes, j’essaie d’anticiper les trajectoires des autres clients afin de préserver la juste distance. Et le retour à la maison, de nouveau est associé à une routine longue et compliquée – il faut désinfecter ou jeter tous les emballages avant de ranger les produits dans les placards ou le réfrigérateur. Il faut se laver soigneusement les mains et ne pas oublier le gel hydro-alcoolique. Le moi d’il y a quelques semaines aurait profondément pesté contre une telle « perte de temps ». Plus important encore, cette expédition exige que l’on reste véritablement concentrée, en conscience à chacune des étapes. Le temps des courses est devenu un temps « pur » comme j’en ai rarement connus dans la vie d’avant. Impossible de faire comme d’habitude – se perdre dans ses pensées, parler au téléphone, ou répondre à des messages.


Pour éviter de multiplier les sorties à la boulangerie, nous avons décidé avec ma fille de faire ensemble notre propre pain. Faire du pain c’est un temps long et plus compliqué qu’il n’y parait qui exige donc une vraie concentration. C’est aussi un retour à mes souvenirs d’enfance quand je retrouvais mon grand-père, boulanger, dans son fournil. Cela devient un moment de partage, d’apprentissage, d’émotions et de fierté lorsque le pain sort enfin du four. Nous redécouvrons le plaisir de faire la cuisine en prenant le temps, sans faire autre chose en même temps, sans même penser à autre chose en même temps – et en plus c’est un temps que nous partageons au sens profond du terme partager, nous sommes ensemble dans une concentration sur le moment. Et nous faisons la même chose avec le ménage et le repassage. Nous réinventons ce que nous décrivions il y a peu comme une « corvée » en un « bloc de temps pur », qui étrangement génère une joie partagée, ce « je ne sais quoi et ce presque rien » qui nous protège sur le moment de toute projection anxiogène. Il y a quelques semaines tout ceci m’aurait semblé une aberration complète, un investissement temporel beaucoup trop lourd par rapport à la « valeur » que je donnais à ces tâches ! Mais là, bien sûr, j’utilise le langage d’avant…


Puisque je ne vais nulle part demain, je n’ai plus à préparer mes affaires. Je peux donc tailler un bloc temporel de dix minutes pour écouter vraiment la musique que j’aime. J’en fais un bloc de temps pur, je ferme les yeux en laissant courir les émotions qui me rattachent à ce morceau ou à son interprète. Je peux aussi choisir de tailler un bloc de temps pour parler à mes enfants en m’efforçant de laisser mon smartphone dans la pièce à côté. Oui, je dois encore me forcer, mais je sens aussi que cela va devenir de plus en plus facile. Dans un monde sans futur, de toutes façons, les urgences professionnelles deviennent de plus en plus relatives – sauf bien sûr pour les populations des fronts médicaux et logistiques, pour lesquels tout ce qui est dit ici ne s’applique pas ou alors très différemment. Bien sûr, vous pourriez me dire que j’aurais pu faire tout cela plus tôt. C’est vrai. Mais j’aurais sans doute ressenti un énorme sentiment de culpabilité à l’idée de ne pas remplir un temps qui me semblait improductif (le temps du voyage, de la réunion partiellement inutile, des courses, du bain, de l’écoute de la musique, voire de la préparation des repas…). Ce sentiment de culpabilité s’estompe aujourd’hui. Ce qui me perturbe finalement ce n’est pas ce que je suis en train de vivre – les souvenirs de tels « blocs de temps pur », en particulier auprès de ma grand-mère, refont surface avec force. Non, ce qui me perturbe c’est d’avoir complètement oublié, évacué cela pendant aussi longtemps sous l’effet d’injonctions de temps découpé, superposé en vue d’une accélération continue. C’est un peu comme une ré-éducation. Je retrouve progressivement le bonheur que l’on peut éprouver dans ces blocs de temps plus ronds, plus pleins, plus concentrés et plus intenses – des plages rares mais précieuses d’un temps moins haché, moins découpé, moins superposé, qui redonne sa place, une importance non mitigée et un vrai sens à tout ce qui n’en avait plus, tout ce qui jusqu’alors se faisait en même temps qu’autre chose.


Il n’y a rien de bien nouveau dans cette notion des « blocs de temps pur ». C’est l’esprit même, on l’a vu, de la solution proposée par Vladimir Jankelevitch à cet impossible mystère que représente la mort, l’absolue négation d’un quelconque futur (Jankelevitch 1957). La vie pourrait être sérieuse si elle n’était pas tragique. Dans notre monde Prométhéen, nous avons oublié, évacué le tragique ; certains pensaient même pouvoir vaincre la mort (Kyslan 2019) ! Et nous prenions donc tout au sérieux :

Tout est sérieux, par conséquent rien n’est sérieux. Nos agendas de l’année dernière avec leurs défunts rendez-vous et toutes les grandissimes occupations qui nous agitèrent, témoignent mélancoliquement de cette insignifiance générale (Jankelevitch 1963).


L’accélération temporelle de la vie d’hier nous mettait « en résidence forcée dans le devenir », nous transformait en « forçat(s) des travaux forcés de la temporalité » (Jankelevitch [1930] 2008 : 269). Mais le futur est un « mirage » continuait Jankelevitch et c’est bien ce que nous redécouvrons aujourd’hui, de manière soudaine et frontale. La solution proposée par Jankelevitch est celle que je redécouvre aujourd’hui en la vivant, en l’expérimentant – « s’enraciner dans la réjouissante plénitude » (Jankelevitch [1930] 2008 : 269) de ces blocs de temps pur. Une telle réaction face au tragique de l’absence de futur est de fait très ancienne. Elle est, soit dit en passant, probablement la clef de la résilience de notre espèce. Face au tragique, au destin, au fatum, les Grecs avaient déjà proposé l’affirmation pure de la vie – l’ivresse dionysienne qu’il s’agit de comprendre ici au sens figuré (!). C’est en se noyant dans l’intensité d’un moment de vie – quel qu’il soit finalement, ceci importe peu – que nous pouvons supporter et surmonter la tragédie d’un monde sans futur. C’est le sens des mystères dionysiens (Kerenyi 1976). En cela, et malgré les apparences, la structure sous-jacente de ces mystères semble très proche de l’expérience de pleine conscience du Bouddhisme traditionnel – une confrontation intense avec l’impermanence et la vacuité, qui les transcende ce faisant et permet leur sublimation dans une forme de réconciliation instantanée, une inscription fusionnelle dans le mystère du Tout, cette inscription rendant « facile et heureux ce qui est inévitable » selon les mots de William James (De Backer 2004). On peut penser ici à une équivalence fonctionnelle – des structures élémentaires communes, un mécanisme social sous-jacent quasi universel auraient pris historiquement des formes culturelles différentes (Levi-Strauss 1949). C’est en continuité, je pense, qu’il faut lire les travaux du sociologue allemand contemporain Hartmut Rosa. « Si le problème est l’accélération » nous dit Rosa (Rosa 2010), « alors la résonance est peut-être la solution » (Rosa 2018, 2020). Rosa propose une définition bien complexe de la « résonance » en page 187 d’un opus qui en comporte 536 :

La résonance est un rapport cognitif, affectif et corporel au monde dans lequel le sujet, d’une part, est touché – et parfois « ébranlé » jusque dans ses fondements neuronaux – par un fragment de monde, et où, d’autre part, il « répond » au monde en agissant concrètement sur lui, éprouvant ainsi son efficacité (Rosa 2018 : 187).


Derrière ce jardon, il faut retenir l’idée d’une vibration dans l’instant (d’où la notion de résonance) et l’image forte qu’il utilise, plus loin, des « yeux qui brillent ». La résonance de Rosa nous dit donc essentiellement la même chose que la « plénitude réjouissante » de Jankelevitch, que l’ivresse dyonisienne, la vacuité bouddhique ou l’intensité ronde et pleine de mes blocs de temps pur. Elle nous parle d’équilibre indispensable entre le faire et l’être. Faire, c’est projeter une volonté de contrôle et de maîtrise sur le monde, la terre, la vie (et donc la mort) et cela implique un temps linéaire toujours accéléré. Etre c’est reconnaître la vacuité et l’hubris (orgueil de l’homme prométhéen, se pensant dieu) d’un tel projet – car le contrôle et la maîtrise ultimes sont ceux qu’exercent la terre, la vie (et donc la mort) sur notre condition humaine. Le temps de l’être est donc intense et immobile. La projection de l’hyper-modernité, dont l’expression la plus décomplexée est celle des transhumanistes, est une course effrénée pour s’assurer d’un contrôle et d’une maîtrise complets (More and Vita-More 2013). Mais il faut bien comprendre qu’un tel projet implique logiquement notre auto-destruction en tant qu’espèce – le contrôle et la maîtrise complets impliqueraient le dépassement même de l’Humanité. C’est bien d’ailleurs ce que promettent les transhumanistes. Sans aller toujours jusqu’à les croire, nous fonctionnons depuis quelques décennies comme si nous suivions en effet un tel chemin.


Nous devons donc ralentir la course effrénée de notre temps et retrouver une conscience aigüe de vacuité, de futur inexistant – là se trouve en effet le plus sûr garde-fou contre notre sentiment de toute puissance et notre hubris individuelle ou collective. Nous devons ré-inventer un meilleur équilibre entre le temps du faire – neg-otium – et le temps de l’être – otium, ce temps du « loisir » intense et productif. De fait, je découvre avec étonnement que je peux même imposer cette posture de l’être au faire, à l’action, quelle qu’elle soit – et à partir de là, la frontière du neg-otium et de l’otium n’a plus tant d’importance finalement. Tout ce que je fais peut devenir ce que je vis – je peux trouver cette plénitude intense dans l’otium comme dans le neg-otium. L’idée n’est pas de revenir à l’immobilisme des sociétés traditionnelles, souvent par ailleurs autoritaires. Mais il nous faut souligner combien le mouvement vers le progrès (un progrès qui doit lui-même être redéfini) est voué à l’échec s’il n’est pas équilibré, inscrit dans le respect du mystère qui le conditionne. C’est l’existence d’un tel équilibre, sous des formes différentes, qui a fondé depuis le début de l’histoire humaine notre résilience d’espèce. L’accélération du temps moderne met en danger ce mécanisme de résilience. Bien sûr, le ralentissement du temps n’est pour l’instant pas du tout à l’ordre du jour pour les populations qui sont aujourd’hui sur le front – elles font face au contraire à une accélération sans précédent et c’est précisément pour limiter cette accélération qu’on nous impose un confinement. Mais il faut espérer que l’apprentissage d’un temps ralenti, qui concerne la plus grande partie des populations confinées, aura un impact, le moment venu, sur la manière dont nous déciderons collectivement, politiquement, de réinventer nos vies, nos sociétés et nos logiques économiques pour le monde d’après.



Références:

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